Gérer le trafic spatial et promouvoir une vision européenne en matière de durabilité des activités spatiales

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J’ai mené, avec le président de la Commission des Affaires européennes du Sénat, les travaux sur la proposition de résolution européenne (PPRE) sur la gestion du trafic spatial et le développement d’un espace « vert », déposée par notre collègue Ludovic Haye.

L’Union européenne a officiellement lancé son projet Iris de constellations de satellites de communications sécurisées. Ce projet phare de l’Europe spatiale prévoit le déploiement d’un réseau de 290 satellites, permettant d’établir, à compter de 2030, des communications sécurisées dans des domaines stratégiques comme la défense, la gestion des crises ou la surveillance. Alors que l’américain SpaceX d’Elon Musk est devenu, avec Starlink, l’un des principaux fournisseurs mondiaux d’internet par satellite, il s’agit, pour l’Union européenne, de se positionner sur le marché ultraconcurrentiel de la connectivité spatiale à haut débit, tout en renforçant son autonomie stratégique.

Déposée il y a un mois par notre collègue Ludovic Haye, co-auteur d’une note scientifique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur les débris spatiaux, cette PPRE se focalise sur les conséquences de la prolifération des satellites dans l’espace.

De fait, l’avènement de l’ère du « New Space » a contribué à faire chuter les coûts associés à l’envoi de satellites dans l’espace et a entraîné une hausse exponentielle du nombre de satellites en orbite. Selon la start-up française Look Up Space, la barre des 10 000 satellites actifs en orbite a été franchie en juin dernier, la constellation Starlink comptant à elle seule plus de 6 600 satellites. Or ce mouvement n’en est qu’à ses débuts : selon les estimations actuelles, le nombre vertigineux de 100 000 satellites en orbite pourrait être atteint à l’horizon de 2030…

Comme le rappelle la note scientifique de l’Opecst, l’augmentation du trafic dans l’espace s’accompagne de celle des débris spatiaux, qu’il s’agisse de vaisseaux spatiaux hors service, d’étages hors d’usage des fusées utilisées pour les lancer, d’objets lâchés dans l’espace au cours des missions, de détritus rejetés par les navettes spatiales ou encore de morceaux de satellites.

Près d’un million de débris compris entre 1 et 10 centimètres graviteraient ainsi autour de la Terre, à une vitesse de l’ordre de 30 000 kilomètres par heure en orbite basse. Or, comme nous l’a rappelé l’Agence spatiale européenne (ESA) lors de son audition, à cette vitesse, un débris de 1 centimètre possède la même énergie à l’impact qu’une grenade militaire… La hausse du nombre de débris augmente le risque d’incidents potentiels à l’avenir et menace donc directement la sécurité du trafic spatial.

Plus généralement, l’encombrement spatial génère des risques à moyen et long terme. L’orbite terrestre basse – située à moins de 2 000 kilomètres – concentre la plupart des constellations de satellites commerciaux, mais également plus de la moitié des 36 000 « gros débris » de plus de 10 centimètres, et sa saturation progressive menace d’entraver, à terme, le lancement de nouvelles missions. Le trafic spatial s’y révèle d’ores et déjà particulièrement complexe : à titre d’exemple, Starlink y effectue plus de 100 000 manoeuvres d’évitement par an.

Cette situation a également des conséquences négatives sur l’observation astronomique et la recherche, en raison de la pollution lumineuse et des interférences électromagnétiques.

Enfin, dans la mesure où la grande majorité des satellites lancés au cours des dernières années ont vocation à chuter vers la Terre à l’issue de leur mission, l’encombrement spatial pose des risques pour l’aviation, les populations et les infrastructures au sol, liés à la rentrée atmosphérique souvent incontrôlée des objets spatiaux.

In fine, ces phénomènes concomitants pourraient rendre certaines orbites inutilisables dans les décennies à venir, alors même que nous dépendons plus que jamais des technologies spatiales dans des domaines essentiels, qu’il s’agisse des communications, de la prévention des catastrophes naturelles, du fonctionnement des marchés financiers ou encore de la protection civile.

Pour le dire clairement, il y a fort à craindre que, dans les années à venir, une collision satellitaire ne se produise, entraînant une interruption brutale des données ou services spatiaux. Je vous laisse imaginer les conséquences d’un tel scénario pour les citoyens européens…

La PPRE rappelle utilement ces enjeux, en détaillant les différents risques auxquels nous expose l’accroissement des objets en orbite. Elle souligne ensuite que les récentes avancées technologiques permettent désormais d’apporter certaines réponses à cette situation d’un point de vue opérationnel, avec le développement de techniques de pointe en matière d’identification et de suivi des débris, de prévention des collisions, mais également de réduction et d’élimination active des débris spatiaux.

Néanmoins, alors que la congestion spatiale soulève des risques d’ampleur planétaire, il n’existe pas de cadre juridique international pour préserver la durabilité des activités spatiales. En effet, le droit spatial international, qui a essentiellement été élaboré au cours des années 1970, est demeuré relativement figé au cours des dernières années. Certes, à défaut de véritables normes juridiques, des lignes directrices ont été élaborées en matière de gestion du trafic spatial ; ces dernières demeurent néanmoins non contraignantes, et leur mise en oeuvre dépend uniquement de la bonne volonté des parties prenantes.

Dans ce contexte, aux yeux de nombreux observateurs, il est désormais impératif de se doter d’un texte international contraignant, qui imposerait des pratiques respectueuses en matière de non-production des débris et de limitation des risques de collisions. Mais les discussions multilatérales actuelles ne permettent pas d’envisager l’adoption de tels instruments contraignants à court terme.

En parallèle, face à l’augmentation du nombre d’entreprises spatiales commerciales, et au regard de l’obligation qui est faite aux États de superviser les activités de leurs acteurs privés, nous assistons à une véritable prolifération des réglementations nationales : à l’échelle de l’Union européenne, 12 États membres se sont d’ores et déjà dotés d’une loi spatiale, tandis que 5 autres travaillent à l’élaboration d’un tel texte.

Or cette fragmentation normative présente de nombreux inconvénients, puisque les opérateurs et fabricants du secteur spatial doivent se conformer à une multitude d’exigences divergentes. Les récents rapports d’Enrico Letta sur le marché unique et de Mario Draghi sur la compétitivité européenne ont ainsi relevé que le manque de règles communes freinait la croissance et la compétitivité, notamment dans le secteur spatial. Nous proposons donc d’amender la PPRE pour rappeler que, « à l’échelle de l’Union européenne, la coexistence de législations nationales hétérogènes nuit à la compétitivité des acteurs spatiaux ».

La France elle-même a adopté, en 2008, une législation pionnière en matière de pollution spatiale : la loi relative aux opérations spatiales, dite « LOS », impose aux opérateurs français ou étrangers qui souhaitent procéder au lancement d’un satellite depuis le territoire national de respecter un ensemble de règles pour limiter leur impact environnemental – je rappelle que le pas de tir européen se situe en France. Cette loi constitue désormais un cadre de référence aux niveaux européen et international, que nous proposons de rappeler explicitement dans le dispositif de la PPRE.

Au regard des difficultés posées par cette fragmentation réglementaire et des défis soulevés par la congestion spatiale, la PPRE plaide pour une approche européenne de la gestion du trafic spatial, incluant une dimension opérationnelle, diplomatique, mais également réglementaire.

En pratique, je veux, pour vous donner quelques éléments de contexte, évoquer la communication intitulée « Une approche de l’UE en matière de gestion du trafic spatial », que la Commission européenne a présentée en 2022. Celle-ci y soutient le lancement d’une initiative spatiale européenne reposant sur trois piliers distincts : le renforcement des capacités de surveillance de l’espace ; le développement de règles communes ; le renforcement de la voix de l’Union sur la scène internationale. Les États membres ont accueilli positivement cette communication et adopté, en juin 2022, des conclusions du Conseil appuyant cette initiative. La PPRE salue l’adoption de ces conclusions. Je le fais également.

S’agissant du deuxième pilier, relatif au développement de règles communes, la présidente de la Commission européenne, Mme Von der Leyen, a fait de l’élaboration d’une loi spatiale européenne l’une des priorités de l’Union européenne pour la nouvelle législature. Initialement prévue pour le premier semestre 2024, la présentation de cette proposition avait été reportée une première fois par le commissaire Thierry Breton, puis a été retardée en raison du contexte du renouvellement institutionnel ; selon les informations qui nous ont été transmises par la Commission européenne elle-même, la présentation de ce texte est désormais prévue pour le premier semestre 2025. Il comporterait trois piliers : la sécurité, la résilience et la durabilité des activités spatiales.

La présente PPRE s’inscrit dans le soutien à cette initiative et plaide pour une telle proposition législative. Celle-ci étant visiblement plébiscitée par les acteurs du secteur spatial, nous partageons cette position.

Nous proposons néanmoins de compléter le dispositif sur sept points.

Premièrement, puisque la future loi spatiale a vocation à renforcer la compétitivité de l’industrie spatiale européenne, il paraît indispensable que les nouvelles exigences s’imposent à tous les opérateurs de satellites, européens ou non, dès lors qu’ils interviennent sur le marché européen, c’est-à-dire sur le sol européen ou pour des utilisateurs européens. Il s’agit là d’une condition indispensable pour préserver la compétitivité des entreprises européennes et nous proposons de le souligner.

Deuxièmement, dans le prolongement de l’objectif de soutien à la compétitivité, alors que la PPRE appelle l’Union européenne à accroître ses investissements dans les programmes spatiaux et à soutenir le développement de lanceurs européens, il nous a paru indispensable de rappeler que le maintien d’un accès souverain à l’espace constitue une condition essentielle de la préservation de notre autonomie stratégique.

Troisièmement, la future loi spatiale a également vocation à soutenir les applications et entreprises spatiales oeuvrant en faveur de la préservation de l’environnement spatial ; au-delà des aspects réglementaires, le déploiement de ce volet « durabilité » implique de consentir des investissements significatifs en matière d’innovation et de recherche et développement (R&D), afin notamment d’identifier plus précisément les matériaux et processus spatiaux « durables », puisque, comme l’ont souligné plusieurs personnes auditionnées, l’état des connaissances dans ce domaine demeure encore embryonnaire. Si la PPRE invite d’ores et déjà à soutenir la recherche dans les technologies d’assainissement des débris, nous proposons de compléter le dispositif, en plaidant pour que ces recherches englobent également les activités relatives à la connaissance et la caractérisation des débris ainsi qu’à l’écoconception et au cycle de vie des systèmes spatiaux.

Quatrièmement, il importe de garantir une bonne articulation avec les lois spatiales nationales, a fortiori dans le cas de la France, qui dispose d’une législation particulièrement ambitieuse et complète en la matière. Il est donc primordial, en application des traités, que la future loi spatiale européenne ne conduise pas à remettre en cause les dispositions de la LOS ; nous proposons par conséquent de rappeler le nécessaire respect du principe de subsidiarité.

Cinquièmement, nous avons intérêt à favoriser l’émergence d’un texte européen s’inspirant de notre législation nationale, pour mettre un terme aux distorsions de concurrence intracommunautaires. En effet, les acteurs européens non français ne sont pas soumis à la LOS et à ses exigences techniques ; une approche européenne alignée sur la LOS permettrait dès lors d’améliorer la compétitivité des opérateurs et industriels français, qui sont parmi les plus contraints en Europe. Nous préconisons donc de compléter la proposition de résolution européenne par un alinéa plaidant en faveur d’un cadre réglementaire européen ambitieux.

Sixièmement, la gestion du trafic spatial se révélant intrinsèquement duale, il est capital que les opérateurs et activités de défense, qui relèvent par nature de la souveraineté nationale, soient explicitement exclus du champ d’application de la réglementation ; nous proposons de rappeler ce point important dans le dispositif de la PPRE.

Septièmement, les parties prenantes auditionnées ont insisté sur la nécessité de ne pas alourdir la charge administrative pesant sur les opérateurs, pour ne pas nuire à la compétitivité des PME et des start-up. Nous recommandons donc de mentionner ce point de vigilance.

À terme, seule une réponse internationale sera en mesure de promouvoir une approche efficace en matière de gestion du trafic spatial. Dans cette perspective, il est dans l’intérêt de l’Union européenne de pouvoir s’appuyer sur une réglementation régionale partagée par les Vingt-Sept, afin d‘influencer efficacement les discussions multilatérales et de promouvoir une vision européenne en matière de durabilité des activités spatiales.

Le texte modifié est ici .