La défense n’est pas un objet de négociation comme un autre. Voilà comment notre message à la Commission Européennes, notre « proposition de résolution européenne » présentée et adoptée ce midi en Commission au Sénat pourrait se résumer. Quelques explications…
Au printemps dernier, notre commission des Affaires européennes avait pris l’initiative d’adopter un avis motivé sur la proposition de règlement relatif à l’établissement du programme pour l’industrie européenne de la défense et d’un cadre de mesures visant à assurer la disponibilité et la fourniture en temps utiles de produits de défense.
Ce texte, présenté le 5 mars 2024 et connu sous l’acronyme EDIP, est la déclinaison opérationnelle de la stratégie pour l’industrie européenne de la défense (EDIS), présentée par la Commission européenne le même jour. Cette proposition de règlement vise à soutenir la préparation de l’Union et de ses États membres dans le domaine de la défense, par un renforcement de la compétitivité, de la réactivité et de la capacité de la base industrielle et technologie de défense européenne, la fameuse BITDE. Elle vise également à garantir la disponibilité et la fourniture en temps utile de produits de défense.
Elle vise enfin à contribuer au redressement, à la reconstruction et à la modernisation de la base industrielle et technologique de défense ukrainienne.
Le texte proposé par la Commission européenne comprend 67 articles, répartis en trois piliers. Il repose sur quatre bases juridiques tirées de quatre articles différents des traités, notamment l’article 114 relatif au marché intérieur, mais aucune qui renvoie à l’article du traité fondant la politique de sécurité et de défense commune.
Dans notre avis motivé, nous avions souligné ce point et vigoureusement contesté l’approche retenue par la Commission européenne, considérant qu’elle allait au-delà de ses compétences, pour intervenir dans un domaine qui relève par essence de la responsabilité des États membres, celui de la défense.
La Commission européenne s’est défendue et a maintenu sa position dans une lettre adressée au Président du Sénat en réponse à notre avis motivé.
Il convient donc désormais d’examiner le texte, non plus sous l’angle strict du respect du principe de subsidiarité, mais sur le fond. La démarche est d’autant plus nécessaire que l’examen de cette proposition a bien avancé au Conseil, sous présidence belge puis sous présidence hongroise. L’enjeu est d’importance car la France, qui défendait initialement une position ambitieuse, cohérente avec le souhait d’affirmer l’autonomie stratégique de l’Union, est apparue isolée et a dû réviser sa stratégie de négociation.
En effet, la négociation de ce texte requiert la majorité qualifiée et non l’unanimité. Dès lors, un État membre doit moins définir des « lignes rouges » que rallier une majorité qualifiée ou, à défaut, parvenir à former une minorité de blocage.
Au-delà du Gouvernement qui participe à la négociation du texte au Conseil, notre proposition de résolution européenne s’adressera aussi indirectement au Parlement européen, où l’examen du texte sera tout aussi compliqué.
La proposition de résolution européenne que soumise ce jour à la Commission des Affaires européennes du Sénat, aux côtés de mes collègues Dominique de Legge et François Bonneau, se concentre sur quelques points sensibles, qui nous paraissent conditionner l’efficacité et l’acceptabilité du dispositif proposé, et donc le soutien budgétaire qui devra lui être apporté à terme.
En effet, l’enveloppe de 1,5 milliard d’euros, prévue jusqu’à fin 2027 pour financer le programme pour l’industrie européenne de la défense, est très faible par rapport aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. Encore faut-il, si l’on veut doter ce programme de fonds importants lors du prochain cadre financier pluriannuel, que nous soyons d’accord sur leur usage et donc que nos positions soient entendues !
Pour le dire très directement, nous souhaitons obtenir la garantie que ce programme servira réellement à consolider la base industrielle et technologique de défense européenne, et non à financer l’achat d’équipements de défense de pays tiers avec les crédits de l’Union européenne.
L’enjeu est de taille car, selon les données de la Commission européenne, près de 80 % des investissements des États membres dans le domaine de la défense depuis 2022 ont été réalisés auprès de fournisseurs de pays tiers, contre environ 60 % avant le déclenchement de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine.
Nous regrettons d’autant plus l’absence d’étude d’impact en bonne et due forme des propositions formulées par la Commission européenne. Nous constatons en outre que, même au niveau du Conseil, le service juridique n’a pas été en mesure de produire rapidement l’étude qui lui était réclamée par les États membres sur certaines dispositions.
Nous partageons l’objectif général, exprimé dans la stratégie pour l’industrie européenne de la défense, consistant à faire en sorte que les États membres investissent « davantage, mieux et ensemble ». Nous partions de loin ! La stratégie EDIS invite ainsi les États membres à accomplir des progrès réguliers pour faire en sorte qu’au moins 50 % de leurs investissements en matière de défense soient réalisés au sein de l’Union européenne d’ici à 2030, et 60 % d’ici à 2035. Il reste du chemin à parcourir !
Nous soulignons la nécessité de renforcer l’autonomie stratégique de l’Union européenne et de prendre en compte les éventuelles évolutions de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pouvant découler de la récente élection présidentielle aux États-Unis.
Nous considérons ainsi que l’affirmation de l’autonomie stratégique de l’Union européenne implique un renforcement, dans la durée, de la base industrielle et technologique de défense européenne, à laquelle l’Union peut et doit contribuer aux côtés des États membres, mais dans le respect des compétences dévolues par les traités.
Ce point est à nos yeux essentiel. Nous n’avons pas changé d’avis depuis l’adoption de l’avis motivé au printemps dernier !
Les États sont l’autorité de commande et les utilisateurs finaux des produits de défense. Ces produits doivent répondre à leurs besoins militaires en fonction de leurs impératifs de sécurité nationale, en veillant à leur garantir une supériorité opérationnelle, l’indépendance de leurs décisions et une autonomie d’action. Cela nous conduit d’ailleurs à nous interroger sur les intentions de la Commission européenne lorsqu’elle évoque la mise en place d’un véritable marché unique des produits de défense, alors que ceux-ci ne peuvent être considérés comme des produits comme les autres…
Nous avons consacré une part importante de la proposition de résolution européenne à l’un des points les plus sensibles de la négociation, concernant les règles d’éligibilité au financement du programme pour l’industrie européenne de la défense.
Ce point a divisé les industriels, l’association européenne des industriels de la défense se montrant dans l’incapacité d’adopter une position commune. Par ailleurs, à la suite des premières étapes de négociation, la France a revu sa stratégie de négociation et a cherché le moyen d’éviter à tout prix que ce programme pour l’industrie européenne de défense, qui a vocation à être pérenne, aboutisse à financer des matériels américains fabriqués sous licence en Europe. C’était un risque non négligeable et l’on mesure au travers de ce débat, non seulement l’attachement des différents États membres à l’OTAN ou leur sensibilité atlantique dans un contexte de menace russe perçue comme existentielle par certains d’entre eux, mais aussi la vision qu’ils peuvent avoir de la montée en compétence de leur industrie nationale de défense.
Ceci a conduit la France à soutenir un concept qui semble avoir prospéré mais qui devra tenir jusqu’à la fin des négociations : celui de l’autorité de conception des produits.
Nous jugeons ainsi indispensable que les fonds du programme soient réservés au soutien de produits de défense dont l’autorité de conception, et non l’autorité de fabrication, est installée dans l’Union européenne ou dans les pays associés, c’est-à-dire l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège. Nous demandons que les produits ne fassent l’objet d’aucune restriction d’usage, afin de permettre aux États membres de demander des modifications ou des adaptations rapides de ces produits en fonction de leurs besoins, sans dépendre d’autorisations d’États tiers.
Ce critère est essentiel mais il n’est pas suffisant. En effet, encore faut-il, pour qu’un produit puisse être réellement considéré comme étant européen, qu’il comprenne très majoritairement des composants européens. C’est sur ce point que les industriels européens se sont divisés, en fonction naturellement de leur situation propre.
Plusieurs groupes industriels ou fédérations soutiennent la fixation d’un taux minimal de composants en provenance de l’Union européenne ou de pays associés à 65 % en valeur, correspondant au taux appliqué dans le règlement sur les acquisitions conjointes, dit EDIRPA. Celui-ci dispose que « le coût des composants originaires de l’Union ou de pays associés n’est pas inférieur à 65 % de la valeur estimée du produit final ».
En revanche, d’autres groupes industriels, en particulier des groupes français comme Dassault Aviation, prônent une approche plus ambitieuse, en suggérant de retenir un taux minimal de 80 % en valeur de composants originaires de l’Union européenne, assorti le cas échéant d’une perspective croissante, compte tenu du caractère structurant et pérenne du règlement envisagé.
Au regard du rapport de forces au Conseil, une réunion interministérielle récente a arbitré en faveur du taux de 65 %.
Nous estimons que le texte final devra refléter l’ambition la plus élevée possible, retenir un taux de composants originaires de l’Union européenne ou de pays associés qui ne saurait être inférieur à celui de 65 % retenu dans le règlement EDIRPA et, si possible, tendre vers un taux minimal de 80 %, assorti d’une perspective croissante à un horizon rapproché, afin de renforcer durablement la base industrielle et technologique de défense européenne.
Nous nous interrogeons toutefois sur la pertinence d’un taux exprimé en fonction de la valeur monétaire du produit. La proposition de résolution invite ainsi à prendre en compte la dimension qualitative de certains composants pour l’autonomie stratégique de l’Union européenne.
Nous nous interrogeons également sur la pertinence du choix consistant à subventionner des entreprises plutôt que les États, dans la perspective d’une réelle structuration et d’une consolidation de la base industrielle et technologique de défense européenne.
Nous relevons enfin le risque de saupoudrage des crédits et soulignons la nécessité de bien prendre en compte les différents cadres intergouvernementaux de coopération industrielle qui existent par ailleurs, notamment l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr).
Nous regrettons en outre que la révision à mi-parcours du Fonds européen de la défense intervienne trop tardivement pour être pleinement prise en compte dans le cadre de l’examen de cette proposition de règlement. Nous invitons néanmoins à tenir compte autant que possible des retours d’expérience des États membres et des industriels, afin de veiller à ce que les crédits octroyés dans le cadre du Fonds européen de la défense comme du programme pour l’industrie européenne de la défense soient bien corrélés à la satisfaction de besoins capacitaires exprimés par les États, qui sont l’autorité de commande et les utilisateurs finaux des produits de défense. C’est un point que plusieurs industriels ont relevé lors des auditions.
La proposition de résolution aborde ensuite deux autres volets importants du texte, en s’inscrivant dans le prolongement de l’avis motivé dénonçant sa non-conformité au principe de subsidiarité. Je veux parler des dispositions relatives à la sécurité d’approvisionnement et à la gouvernance.
Je rappelle que le texte proposé par la Commission européenne prévoit une cartographie des chaînes d’approvisionnement de l’Union dans le secteur de la défense et qu’il permettrait à la Commission européenne d’assurer un suivi régulier des capacités de fabrication de produits nécessaires en cas de crise. Il propose l’établissement d’un catalogue unique, centralisé et actualisé des produits de défense mis au point par la BITDE, prenant la forme d’une plateforme informatique établie et acquise par la Commission européenne. Il mettrait également en place un conseil de préparation industrielle dans le domaine de la défense, présidé par la Commission européenne, dont les compétences nous paraissent empiéter sur celles de l’Agence européenne de défense.
Le texte proposé par la Commission européenne prévoit également, si risque de survenir une perturbation grave dans l’approvisionnement d’un produit nécessaire en cas de crise, la possibilité d’activer des régimes d’« état de crise d’approvisionnement » et d’« état de crise d’approvisionnement liée à la sécurité ». Une fois ces régimes activés par décision du Conseil adoptée à la majorité qualifiée, la Commission européenne aurait alors la possibilité d’adopter des mesures préventives, de collecter un certain nombre d’informations et de mettre en place des dispositifs de commandes prioritaires sous certaines conditions.
Le texte proposé par la Commission européenne prévoit en outre que les États membres s’abstiennent, en régime d’état de crise d’approvisionnement liée à la sécurité, d’imposer des restrictions au transfert de produits de défense qui ne seraient pas transparentes, dûment motivées, proportionnées, pertinentes et spécifiques, ainsi que non discriminatoires.
Dans le droit fil de la position que nous avions adoptée dans le cadre de l’avis motivé du 5 juin dernier, nous contestons l’approche proposée par la Commission européenne. Nous considérons que ces propositions sont très intrusives dans des domaines qui relèvent de la souveraineté nationale. Les choix capacitaires et la capacité d’approvisionnement en matière de produits de défense reposent sur des orientations stratégiques qui relèvent des États membres, qui sont seuls responsables de la sécurité nationale, en application de l’article 4 du traité sur l’Union européenne.
Nous rappelons également qu’aux termes de l’article 346 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, aucun État membre n’est tenu de fournir des renseignements dont il estimerait la divulgation contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité.
En outre, tout État membre peut prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre. Ces mesures ne doivent pas altérer toutefois les conditions de la concurrence dans le marché intérieur, en ce qui concerne les produits qui ne sont pas destinés à des fins spécifiquement militaires.
Nous réaffirmons que le contrôle export doit demeurer une prérogative des seuls États membres.
Nous exprimons donc de vives réserves vis-à-vis du texte proposé par la Commission européenne concernant ces différents points et nous appelons à rééquilibrer ces dispositifs afin de préserver les responsabilités des États membres.
Nous demandons également de redynamiser l’Agence européenne de défense. Aux termes de l’article 45 du traité sur l’Union européenne, cette agence, placée sous l’autorité du Conseil et non sous une autorité conjointe avec la Commission européenne, a notamment pour mission de contribuer à identifier les objectifs de capacités militaires des États membres, de proposer des projets multilatéraux, de soutenir la recherche en matière de technologie de défense et, surtout, « de contribuer à identifier et, le cas échéant, de mettre en œuvre, toute mesure utile pour renforcer la base industrielle et technologique du secteur de la défense et pour améliorer l’efficacité des dépenses militaires ».
Si elle avait fonctionné correctement et à plein régime, une partie au moins des problèmes rencontrés aurait été résolue !
Enfin, nous soulignons que le renforcement de la BITDE suppose une forte mobilisation de financements, tant publics que privés. Nous appelons donc la Banque européenne d’investissement à accroître son soutien aux entreprises du secteur de la sécurité et de la défense.