Vaincre le malaise des forces de sécurité intérieure : une exigence républicaine

Le 27 juin dernier, la Commission d’enquête sur l’état des forces de sécurité intérieure a rendu son rapport. Constituée le 17 janvier dernier, cette commission a mené, en moins de six mois, un très grand nombre de travaux.

Nous avons en effet réalisé plus de 40 auditions, dont plusieurs tables rondes, ce qui nous a permis d’entendre de nombreuses personnalités et représentants d’organismes divers. Nous avons également effectué six déplacements sur le terrain : à Calais, Marseille, Bordeaux, Coulommiers – qui nous a marqués -, Versailles-Satory et enfin au Courbat près de Tours.

Nous avons entendu la quasi-totalité des syndicats de policiers ainsi que les membres de la chaîne de concertation des gendarmes. Toutefois, afin d’élargir nos sources et puisque l’un des faits déclencheurs de cette commission est un mouvement de colère qui est sorti des cadres traditionnels, nous avons également entendu les membres de plusieurs coordinations de policiers formées à la suite des événements survenus fin 2016, ainsi que des représentants d’associations liées à la gendarmerie. Nous avons également ouvert nos auditions à la société civile en recevant des avocats, des chercheurs et un journaliste.

Nous avons aussi auditionné de nombreux directeurs de la police et de la gendarmerie nationale ainsi que les ministres de l’Intérieur et de la Justice.

Ces auditions nous ont permis de constater que certains problèmes évoqués par la base sont bien pris en compte par les niveaux élevés de la hiérarchie, et que des réformes utiles ont été lancées, ce dont le rapport fait état. Mais elles ont également été l’occasion de mesurer un écart parfois infranchissable entre l’analyse de la situation effectuée par ces dirigeants et le ressenti et la réalité vécus par les agents. Dès lors, ce qui ressort d’abord du rapport est un double constat : celui d’une situation de profond malaise au sein des forces de sécurité intérieure, et celui d’une prise en compte insuffisante de ce malaise par les autorités compétentes.

Cette tonalité du rapport reflète bien l’impression générale qui se dégage de l’ensemble de nos travaux et constituera je l’espère un véritable signal d’alarme sur la situation actuelle des forces de sécurité intérieure.

Quelles conclusions dresse-t-il ?

1 – Un profond malaise règne actuellement au sein de la police nationale. Les autres forces de sécurité intérieure (gendarmerie nationale, polices municipales) connaissent également des difficultés importantes.

2 – Le risque de suicide et les autres risques psycho-sociaux au sein des forces de sécurité n’ont été traités comme des priorités que de manière tardive et les mesures prises n’ont pas bénéficié d’un suivi suffisant.

3 – Le quotidien des agents des forces de sécurité intérieure, notamment leurs rythmes de travail et leur vie familiale, ont été fortement affectés par l’accroissement des missions consécutif aux attaques terroristes et à la crise migratoire.

4 – Les mesures ponctuelles prises ces dernières années n’ont pas enrayé la dégradation continue des conditions matérielles de travail (équipement et immobilier) des forces de sécurité intérieure.

5 – L’organisation et les méthodes de management au sein des forces de sécurité intérieure, notamment de la police nationale, ne permettent pas aux agents d’accomplir sereinement leurs missions. En particulier, le management est trop éloigné du terrain et la formation est insuffisante.

6 – Le lien de confiance entre les agents des forces de sécurité intérieure et la justice semble fortement érodé, notamment en raison d’une réponse pénale perçue comme insuffisante. En outre, la procédure pénale encadrant les enquêtes a atteint un niveau de complexité jugé intolérable. Enfin, le malaise de l’administration pénitentiaire, qui souffre d’un manque de moyens et du durcissement des relations carcérales, rejaillit sur toute la chaîne pénale en amont.

7 – L’articulation entre les forces de l’Etat et les polices municipales est largement perfectible. Les agents de police municipale ne disposent pas de prérogatives suffisantes pour accomplir les missions qui leur sont confiées.

8 – Les relations des forces de sécurité intérieure avec la population et les médias sont sources croissantes de difficultés pour les agents. Les mesures de rapprochement police/population déjà prises peinent à produire leurs effets.

Quelles recommandations formule-t-il ?

Proposition n° 1 : Réactualiser l’étude scientifique de 2009 sur le suicide policier, en approfondissant les raisons de la disparité entre la police et la gendarmerie nationales et entre les différentes directions de la police nationale. Cette étude devra notamment déterminer les principaux risques épidémiologiques en matière de suicide propres aux forces de sécurité intérieure et les moyens de les maîtriser.

Proposition n° 2 : Inscrire dans la durée le nouveau programme de mobilisation contre les suicides lancé en mai 2018 afin de maintenir cette action au coeur des priorités de l’administration de la police nationale.

Proposition n° 3 : Faciliter l’accès des policiers à des dispositifs de soutien psychologique extérieurs à l’institution.

Proposition n° 4 : Augmenter le nombre de psychologues dans la gendarmerie nationale.

Proposition n° 5 : Augmenter d’une quinzaine de lits le nombre de places au Courbat, y autoriser la prise en charge de la psychiatrie, financer un ETP de psychiatre et un ETP de psychologue supplémentaire afin de développer une filière de traitement des stress post-traumatiques.

Proposition n° 6 : Généraliser la pratique du débriefing post-intervention avec la hiérarchie après les opérations au cours desquelles les agents doivent affronter des scènes ou des situations choquantes.

Proposition n° 7 : Apporter une réponse rapide aux diverses défaillances administratives constatées lors de l’arrivée des jeunes agents de la police nationale à Paris et assurer une meilleure conformité de l’offre de logements aux demandes, principalement des policiers sortis d’école, notamment en assurant un meilleur turn-over du parc de logements ou en appliquant les nouvelles règles relatives à la relocalisation des logements de ce parc.

Proposition n° 8 : Revaloriser les mécanismes financiers de fidélisation des agents en Île-de-France, en prévoyant notamment des dispositifs attractifs pour les policiers ayant déjà accompli plusieurs années en province.

Proposition n° 9 : À plus long terme, assurer une meilleure adéquation des aspirations des lauréats avec les postes disponibles en sortie d’école.

Proposition n° 10 : Élaborer un livre blanc de la sécurité intérieure puis adopter des lois de programmation des forces de sécurité intérieure permettant de fixer un cadre budgétaire, opérationnel et stratégique stable et crédible. Ces lois devraient notamment comprendre des cibles budgétaires obligatoires en matière d’immobilier et de renouvellement des flottes automobiles.

Proposition n° 11 : Réaffirmer le rôle de pilotage de la direction des ressources et des compétences de la police nationale en matière de gestion des ressources humaines, en lui conférant une autorité sur les directions d’emploi dans ce domaine.

Proposition n° 12 : Réformer l’organisation de la formation initiale des agents de la police nationale de manière à favoriser un rapprochement entre les trois corps de la police nationale et les agents de la police technique et scientifique, le cas échéant par la création d’une « académie de police ».

Proposition n° 13 : Réorienter les formations initiales des forces de sécurité intérieure en vue d’une meilleure prise en compte des besoins du terrain, notamment en systématisant l’intervention, à titre occasionnel, de personnels opérationnels.

Proposition n° 14 : Développer la formation continue des forces de sécurité intérieure, en en faisant un élément obligatoire de leur parcours professionnel et en privilégiant les formations au plus près des agents.

Proposition n° 15 : Renforcer la transparence sur les procédures de mutation et d’avancement au sein de la police nationale en suivant davantage les avis du médiateur.

Proposition n° 16 : Maintenir, malgré le report du protocole pour la valorisation des carrières, des compétences et des rémunérations, l’engagement de l’administration de résorber le vivier de gardiens de la paix en attente d’une nomination au grade de brigadier.

Proposition n° 17 : Intégrer à la loi de finances pour 2019 une enveloppe destinée à l’indemnisation du flux annuel d’heures supplémentaires réalisées par les personnels de la police nationale.

Apurer le stock d’heures supplémentaires, par la mise en place d’un système de compensation des heures non récupérées et non rémunérées, et établir à cet effet, dans la prochaine loi de finances, un plan de financement précis et réaliste.

Proposition n° 18 : Améliorer la pédagogie sur les critères d’évaluation de la performance au sein de la police nationale et diligenter des missions d’inspection afin d’évaluer les pratiques conduites en la matière au sein des services. Privilégier les approches qualitatives plutôt que quantitatives en matière d’évaluation.

Proposition n° 19 : Engager une refonte du système de reporting afin de rationaliser les demandes de statistiques adressées aux services.

Proposition n° 20 : Lancer une réorganisation de l’accompagnement des policiers victimes afin de rendre la protection fonctionnelle enfin effective ; mettre systématiquement en oeuvre l’accompagnement des policiers à l’audience par un supérieur.

Proposition n° 21 : Instaurer, dans le cursus de formation initiale des forces de sécurité intérieure, un stage d’immersion au sein de la magistrature.

Proposition n° 22 : Lancer de toute urgence un chantier de remise à plat du code de procédure pénale. Dans l’attente de cette réforme indispensable, aller plus loin dans la simplification de la procédure, notamment en organisant l’oralisation de certains actes dans les procédures simples.

Proposition n° 23 : Mener une évaluation du niveau d’appropriation par les services de police et de gendarmerie des mesures de simplification de la procédure pénale déjà adoptées et adapter, en conséquence, les dispositifs et support de communication pour assurer une meilleure connaissance desdites mesures.

Proposition n° 24 : Établir une feuille de route précise et réaliste du projet de dématérialisation totale de la procédure pénale, accompagnée d’une programmation budgétaire sincère, et étudier la mise en place d’outils d’échanges dématérialisés en temps réel entre enquêteurs et magistrats.

Proposition n° 25 : Établir un plan d’action ambitieux afin d’améliorer les conditions de travail des agents de l’administration pénitentiaire. Conduire une réflexion sur la revalorisation des missions confiées à l’administration pénitentiaire et sur les conséquences à en tirer en termes de statut, de formation et d’organisation.

Proposition n° 26 : Mettre en place un groupe de travail, commun à la police et à la gendarmerie, chargé d’inventorier précisément les « missions périphériques » et d’établir, en conséquence, une feuille de route pour leur transfert à d’autres administrations ou leur abandon.

Proposition n° 27 : Poursuivre la professionnalisation des polices municipales en :

– consolidant la formation initiale des agents de police municipale et en l’articulant plus étroitement avec les formations dispensées aux policiers nationaux, notamment par la mise à la disposition du centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) de formateurs issus des rangs de la police nationale ;

– conduisant une réforme de leur filière statutaire, par un élargissement des catégories A et B du corps des agents de police municipale.

Proposition n° 28 : Impulser, le cas échéant sous l’égide des préfets et en impliquant étroitement les procureurs de la République, la négociation de conventions de coordination plus précises, au bénéfice d’une meilleure complémentarité entre les forces d’État et les forces de police municipale.

Proposition n° 29 : Envisager, à statut constant, un renforcement des prérogatives des agents de police municipale en matière de police judiciaire.

Explorer la possibilité juridique de leur conférer un statut d’agent de police judiciaire, voire, dans des cas limités (code de la route et réglementation municipale), d’officier de police judiciaire, en posant dans la loi un principe clair de subordination au procureur de la République et à l’officier de police judiciaire territorialement compétent.

Adapter, en conséquence, les modalités de recrutement et la formation des agents de police municipale.

Proposition n° 30 : Mettre en application l’ensemble des préconisations du rapport de l’IGA de 2016 sur le rôle des médias sociaux dans l’action publique de sécurité. Pérenniser la pratique consistant à répondre systématiquement aux mises en cause de membres des forces de sécurité intérieure sur les réseaux sociaux lorsqu’elles sont manifestement injustifiées.

Proposition n° 31 : Valoriser davantage les missions des réservistes de la réserve civile de la police nationale afin de rendre celle-ci plus attractive et d’en faire une véritable force d’appoint participant au rapprochement police-population, sur le modèle de la réserve opérationnelle de la gendarmerie nationale.

Proposition n° 32 : Commander suffisamment de caméras individuelles pour équiper l’ensemble des unités de terrain de la police et de la gendarmerie nationale et prévoir un plan de renouvellement régulier afin d’éviter l’obsolescence de ces matériels.

Je voudrais insister sur la proposition n° 10, l’élaboration du livre blanc. Cette piste me semble très intéressante pour bâtir le devenir. Il faut fixer un cadre budgétaire et opérationnel pour nos forces de sécurité intérieure, afin qu’elles répondent au mieux aux besoins de sécurité de nos concitoyens.

S’agissant de la police municipale, la directrice de collectivité territoriale que j’ai été ne peut pas ne pas intervenir sur ce sujet. Il ressort de nos échanges que nous avons des polices municipales et non pas une police municipale. Certains maires ont souhaité se dessaisir du pouvoir de police au profit de l’intercommunalité, mais pas tous. À Trèbes, ma commune, qui est une toute petite ville rentrée dans l’histoire pour les raisons malheureuses que l’on sait, les maires successifs ont décidé depuis des décennies d’avoir une police municipale réactive. Nous avons été à l’initiative des premières conventions nouées avec la gendarmerie. Et lorsqu’il a fallu répondre à l’attentat de Trèbes, la police municipale a joué le rôle de force de coordination. Ailleurs, toutefois, la réalité est différente.

L’insécurité se manifeste aujourd’hui partout, de la manière la plus violente. Les responsables de collectivités doivent pouvoir nouer les partenariats nécessaires avec l’État – veillons néanmoins au respect de la séparation des pouvoirs.