Possible extension du contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne, en cas d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’Homme, sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

J’ai présenté ce jeudi à la commission des affaires européennes une communication sur la possible extension du contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne, en cas d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’Homme, sur la politique étrangère et de sécurité commune.

Un sujet technique… mais pas que !

Il y a deux ans, nos collègues Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte avaient publié un rapport d’ensemble sur la relance des négociations d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’Homme.

Tous les États membres de l’Union européenne sont parties à cette Convention, condition nécessaire pour adhérer au Conseil de l’Europe. Ils se soumettent pour son interprétation à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, dont le siège est à Strasbourg. En revanche, l’Union en tant que telle n’a pas encore adhéré à cette Convention, alors que cette adhésion est expressément prévue par le traité de Lisbonne.

J’ajoute que la position de la France était et demeure favorable, dans son principe, à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’Homme.

Ce matin, nous évoquerons un aspect, et un seul, de ces négociations d’adhésion qui comprennent au total quatre paniers : celui relatif à la politique étrangère et de sécurité commune, qui avait été abordé par le représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne lors de son audition, le 27 septembre dernier.

Je précise que les négociations d’adhésion se déroulent en deux temps : 

  • premièrement, une phase interne à l’Union européenne, au sein du Conseil, afin d’accorder les positions des Etats membres. Les négociations se sont déroulées au sein de la filière justice ;
  • deuxièmement, un temps de négociation à Strasbourg dans un format dit « 46+1 », qui fait intervenir l’ensemble des Etats parties à la Convention.

Le calendrier très rapide d’examen de ce dossier s’est imposé à nous car il devrait être évoqué lors de la réunion du COREPER qui se tiendra la semaine prochaine, le 26 octobre. Or il apparaît très problématique. Derrière des questions juridiques complexes se cachent en effet des enjeux politiques et démocratiques simples :

  • Premièrement, est-on prêt à accepter que la Cour de justice de l’Union européenne devienne compétente en matière d’actes de politique étrangère et de sécurité commune, aux fins de contrôler une éventuelle violation des droits fondamentaux, alors que le traité de Lisbonne a expressément affirmé que la CJUE n’est pas compétente en matière de PESC, sauf exceptions limitativement énumérées ?
  • Deuxièmement, va-t-on vers révision déguisée des traités, poussée par les services de la Commission européenne et, pour une part, du Conseil ?
  • Troisièmement, quelles pourraient être les conséquences opérationnelles de ces négociations sur la conduite des opérations relevant de la PESC ?

Pour préparer cette communication, nous avons auditionné plusieurs personnes de la représentation permanente de la France auprès du Conseil de l’Europe, du ministère des armées, du secrétariat général des affaires européennes et du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Leur nom sera précisé au compte rendu.

  • Marie Fontanel, ambassadrice, représentante permanente de la France auprès du Conseil de l’Europe, ainsi que Gaëlle Taillé, son adjointe sur les questions juridiques ;
  • Camille Faure, directrice-adjointe, et Barbara Aventino, adjointe à la sous-directrice du droit international et européen, pour la direction des affaires juridiques du ministère des armées ;
  • Caroline Vinot, secrétaire générale adjointe « protection, frontières et justice » au secrétariat général des affaires européennes, ainsi qu’Antoine Michon, adjoint au chef du bureau « voisinage, élargissement, défense » ;
  • enfin, Tanguy Stehelin, directeur-adjoint de la direction des affaires juridiques, et Etienne Ranaivoson, sous-directeur des relations extérieures de l’Union européenne au sein de la direction de l’Union européenne, pour le ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

L’article 6, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne stipule, depuis le traité de Lisbonne, que « l’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités ».

Le paragraphe 3 précise que « les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux ».

Le protocole n° 8 annexé aux traités fixe des conditions à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention. Son article 2 indique notamment que l’accord relatif à l’adhésion « doit garantir que l’adhésion de l’Union n’affecte ni les compétences de l’Union ni les attributions de ses institutions».De même, la situation particulière des États membres à l’égard de la CEDH doit être prise en compte, par exemple s’ils ont émis des réserves. 

S’agissant spécifiquement de la politique étrangère et de sécurité commune, il ressort des articles 24 du traité sur l’Union européenne et 275 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne que la CJUE n’est pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base, à deux exceptions près : pour contrôler le respect de l’article 40 du traité sur l’Union européenne et pour examiner les recours concernant les mesures restrictives adoptées par le Conseil à l’encontre de personnes physiques ou morales.

Une première séquence de négociations en vue de l’adhésion avait eu lieu en 2010-2011 et avait débouché, en avril 2013, sur un projet d’accord au Conseil.Néanmoins, la procédure prévoyait que ce projet d’accord devait être soumis pour avis à la Cour de justice de l’Union européenne. Dans son avis 2/13 rendu en assemblée plénière le 18 décembre 2014, celle-ci avait jugé que le projet d’accord d’adhésion n’était pas compatible avec le droit de l’Union européenne.

La CJUE rejetait en particulier la possibilité que la Cour européenne des droits de l’Homme puisse connaître des actes relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), alors qu’elle-même ne le pouvait pas en application des traités.

Cette décision s’est traduite par un arrêt du processus d’adhésion. Les négociations d’adhésion ont toutefois été relancées à compter du 7 octobre 2019, date à laquelle le Conseil a adopté des directives de négociation en vue de répondre aux différents problèmes recensés par la CJUE. S’agissant de la PESC, elle privilégiait en particulier la définition d’un mécanisme de réattribution de responsabilités. Concrètement, cela signifie que des tribunaux nationaux, choisis en fonction de critères spécifiques, seraient amenés se prononcer sur une éventuelle violation des droits de l’Homme du fait de la mise en œuvre d’actes relevant de la PESC. Cette solution devait permettre d’assurer le respect du principe de subsidiarité et l’épuisement de voies de recours internes avant que la Cour européenne des droits de l’Homme soit saisie. 

Les négociations au Conseil de l’Europe ont repris en juin 2020 et ont notamment avancé sous présidence française du Conseil. Huit réunions du groupe de travail FREMP, consacré notamment aux droits fondamentaux, ont ainsi été consacrées à ce dossier. Le mécanisme de réattribution de responsabilités a été au cœur des discussions du panier 4 relatif à la PESC, mais des blocages sont apparus, certains Etats membres faisant notamment valoir des difficultés d’ordre constitutionnel. 

La Commission européenne a alors proposé une alternative : adopter une déclaration intergouvernementale interprétative qui permettrait à la Cour de justice de l’Union européenne d’étendre sa compétence aux actes relevant de la PESC afin de vérifier une éventuelle violation des droits fondamentaux avant que la Cour européenne des droits de l’Homme se prononce.

Il convient de relever que la présidence française n’a pas endossé cette proposition. C’est bien la Commission qui l’a présentée. La présidence se devant d’être neutre, elle ne pouvait pas alors faire valoir certaines critiques, comme elle peut désormais le faire, mais elle ne voulait pas donner l’impression de le soutenir.  

Le service juridique du Conseil a diffusé, le 16 juin dernier, un avis soutenant l’approche de la Commission. Il estime ainsi qu’au regard des circonstances spécifiques, une déclaration interprétative permettrait de réconcilier les dispositions contradictoires des traités en établissant que ces derniers pourraient conférer une compétence juridictionnelle à la CJUE en matière de PESC dans les cas limités d’actions introduites pour des violations de droits fondamentaux par l’Union européenne, par des requérants ayant qualité à agir devant la Cour européenne des droits de l’Homme.

Cette proposition est désormais soutenue par la quasi-totalité des États membres. La France fait figure d’exception mais ne désespère pas, comme l’avait évoqué Philippe Léglise-Costa, de faire évoluer certaines positions. Certains Etats membres n’ont pas le même degré de coordination interministérielle et il semble que, dans certains pays, les ministères en charge de la PESC de manière opérationnelle n’aient pas été aussi associés aux réflexions qu’ils le sont en France.

L’opposition française à la proposition de la Commission, à ce stade des négociations, nous a été rappelée par les différentes personnes auditionnées. 

Au-delà des débats juridiques qui peuvent paraître abstraits, quels sont les enjeux ? Nous en voyons trois.

Le premier enjeu, c’est un enjeu opérationnelpour les forces armées intervenant dans le cadre d’opérations PESC/PSDC. Aujourd’hui, à titre national, les forces armées peuvent être soumises à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, dont l’approche est connue, tant en termes de compétences et d’approche extraterritoriale que d’articulation avec la lex specialisque constituent notamment le droit international humanitaire et les conventions de Genève.

Tel n’est pas le cas pour la Cour de justice de l’Union européenne et nous avons ressenti une crainte très nette vis-à-vis des conditions d’engagement des forces armées dans une opération de la PESC/PSDC dans l’hypothèse où cette Cour deviendrait compétente pour apprécier les violations en matière de droit de l’Homme. 

(Les sujets peuvent être nombreux si l’on prend, par exemple, une opération comme Irini, qui vise notamment à faire respecter l’embargo sur les armes imposé à la Libye et à contribuer au démantèlement des réseaux de trafic de migrants et de traite des êtres humains, dont la Libye est devenue une plaque tournante.)

(L’analyse de la Commission européenne, selon laquelle la Cour de justice de l’Union européenne a déjà développé une jurisprudence abondante relative à la PESC, notamment en matière de mesures restrictives, apparaît contestable. En effet, le contrôle de la CJUE porterait alors sur des actes de nature différente et au regard d’un texte de référence différent.)

Nous avons également perçu une inquiétude vis-à-vis d’une instrumentalisation potentielle de la procédure par des ONG ou des Etats tiers. On ne pourrait dans ce cas exclure un affaiblissement paradoxal des opérations menées au titre de la PESC/PSDC, voire des stratégies de contournement qui pourraient prendre la forme d’accords intergouvernementaux ne relevant pas de la PESC, suivant par exemple le modèle de la task force Takuba. 

Le deuxième enjeu, c’est un enjeu juridique. Il apparaît contestable de procéder à une extension des compétences de la CJUE, en allant frontalement à l’encontre de ce qui est prévu par les traités, par le biais d’une simple déclaration intergouvernementale interprétative, qui n’était au demeurant pas prévue par les directives initiales de négociation. Si une souplesse est naturellement autorisée dans la conduite des négociations, un tel changement, qui conduit de fait à modifier le droit primaire de l’Union, paraît nécessiter une révision des lignes directrices. 

Au-delà, même si les déclarations intergouvernementales interprétatives existent en droit international, la particularité de la construction européenne et la sensibilité des sujets en cause doivent conduire à une grande prudence. On assisterait en l’espèce à une forme de révision déguisée des traités, peut-être parce que certains considèrent qu’une révision en bonne et due forme des traités, pourtant demandée par la Conférence sur l’avenir de l’Europe, serait impossible. 

Ce serait créer un précédent dangereux, qui apparaît contraire à l’Etat de droit, alors que le traité de Lisbonne avait été ratifié par les Etats membres et avait, dans le cas français, donné lieu à une révision de la Constitution. Il ressort de nos auditions qu’une telle modification suppose une révision en bonne et due forme des traités.

Le dernier enjeu est politique et institutionnel.

Depuis le traité de Lisbonne, le contexte a radicalement changé. La préoccupation vis-à-vis de l’Etat de droit et des droits fondamentaux est allée croissant. La Commission européenne, sur le fondement du marché intérieur, a développé une compétence en matière d’industrie de défense, matérialisée par la création d’une nouvelle direction générale chargée de l’industrie de la défense et de l’espace et la mise en place du fonds européen de la défense. Enfin, la guerre en Ukraine constitue un bouleversement majeur, tant pour l’Union européenne que pour le Conseil de l’Europe dont la Fédération de Russie était membre jusqu’au 16 mars. 

Aujourd’hui, le Conseil de l’Europe mène une réflexion sur son rôle et la pression en faveur de la tenue au printemps 2023 d’un quatrième sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres du Conseil de l’Europe se fait forte. 

Le principal « livrable » espéré serait alors l’aboutissement des négociations d’adhésion de l’Union, ce qui ajoute à la pression existante.

Parallèlement, on peut exprimer des interrogations sur la manière dont la Commission européenne pousse son initiative en faveur d’une déclaration interprétative. En effet, dans une affaire concernant la mission PESC EULEX Kosovo, le tribunal de l’Union européenne s’est déclaré incompétent au mois de novembre dernier, en se fondant sur les traités. Or la Commission s’est jointe à l’appel formé devant la CJUE par les requérants. Cela signifie qu’elle considère que la CJUE devrait se déclarer compétente. 

Le fait de proposer une déclaration intergouvernementale interprétative en cours de procédure devant la Cour de justice de l’Union européenne pourrait laisser penser à une tentative d’instrumentalisation du Conseil dans l’espoir d’obtenir un revirement de jurisprudence. C’est une question qui mérite d’être considérée en tant que telle, alors que la prudence voudrait qu’on s’abstienne de prendre position dans ce domaine tant que la CJUE ne s’est pas prononcée dans cette affaire.

A ce stade, comme nous l’avait indiqué Philippe-Léglise Costa, la France s’oppose à la solution proposée par la Commission européenne. La question est : jusqu’à quand ? A-t-elle la volonté de tenir durablement ? Pourra-t-elle résister aux pressions qui s’exerceront sur elle, alors qu’il n’apparaît pas évident de formuler une proposition alternative ?

On voit au travers de ces questionnements que le sujet n’est pas uniquement juridique et technique. Il est aussi éminemment politique et il nous paraîtrait aujourd’hui important d’avoir un vrai débat démocratique sur ce sujet, car les réunions de négociation vont continuer à se tenir.