David Colon, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, vient de publier un ouvrage remarqué sur la guerre de l’information. Dans son dernier livre, il considère que c’est une véritable guerre informationnelle qui a commencé. Il affirme même qu’ « une menace mortelle » pèse sur les démocraties.
Depuis une dizaine d’années maintenant, on observe des actions de déstabilisation menées par des structures étatiques et non étatiques dans les grandes démocraties. En France on peut citer le piratage des systèmes informatiques de TV5 Monde en 2015, la création de médias proposant des contenus « alternatifs » comme Russia Today, qui a joué un rôle dans la crise des gilets jaunes, des soutiens financiers apportés à des mouvements politiques qui reprennent à leur compte l’argumentaire des États autoritaires… En Afrique, nous voyons l’utilisation désormais systématique de la désinformation par les grands acteurs extérieurs au continent. Aux États-Unis ce sont les élections qui ont été perturbées par des piratages de boîtes mail. Ce phénomène a été constaté en France également, lors des élections présidentielles.
Les indices étaient là devant nous, mais nous avons sans doute collectivement tardé à prendre conscience des véritables stratégies mises en oeuvre. Comment les États autoritaires en sont-ils venus à développer ces stratégies ? Quels sont leurs contours et leur efficacité ? Comment s’en prémunir ? Et comment répliquer, sans renoncer à notre tour aux libertés démocratiques ?
La Commission des Affaires étrangères a souhaité auditionner David Colon. Je l’ai l’interrogé sur l’ampleur de l’appareil désinformationnel de la Russie dans le conflit actuel au Proche Orient.
Egalement sur le rôle de l’Inde dans cette guerre de l’information car ce pays progresse sur les marchés internationaux et se situe en pointe dans beaucoup de domaines comme le spatial.
Vous avez également évoqué les propos de Thierry Breton relatifs au développement du réseau Blue Sky : quelle est votre opinion sur sa faisabilité ?
Enfin, le président de la République a affirmé que l’influence était un objectif stratégique de notre défense et sécurité nationale. Cela témoigne d’une prise de conscience, mais le problème est de savoir avec quels outils une démocratie peut s’engager dans une guerre de l’information. Je constate que nos médias RFI ou France 24 refusent d’être perçus comme des outils de notre influence : quelles méthodes concrètes la France peut-elle employer pour atteindre ses objectifs ? «
Réponse de David Colon :
« La Russie, depuis très longtemps, a constitué un réseau d’information et d’interactions – avec les partis communistes à l’étranger du temps de la guerre froide – qui demeure très vivant aujourd’hui à travers certaines ONG et certains experts. Il y a de très nombreux soutiens de la Russie dans des organisations françaises qui se déploient à grande échelle. S’agissant des ingérences étrangères, je souligne l’existence d’un axe de désinformation qui unit la Russie, l’Iran, la Chine et leurs alliés respectifs comme la Corée du Nord, la Syrie de Bachar el-Assad et le Hezbollah. Il s’agit d’une grande communauté d’information contrefactuelle qui s’emploie à contrecarrer les messages officiels en présentant une multitude de vérités alternatives sans grand souci de cohérence, le but étant davantage de déconstruire que de construire un réel discours alternatif. Nous sommes ici en présence d’acteurs qui s’emploient depuis longtemps à instrumentaliser toutes les failles préexistantes de nos sociétés et, là où les failles n’existent pas, à en créer de nouvelles. À mon sens, la question du wokisme s’inscrit dans cette perspective : la Russie, pour ne prendre que cet exemple, a développé depuis la guerre froide une stratégie de long terme qui consiste à instrumentaliser les revendications des minorités de toute nature ainsi que toutes sortes de dénonciations d’inégalités ou de racisme dans les sociétés occidentales pour y approfondir et creuser les divisions. Vous avez cité le Qatar et il ne fait aucun doute que ce pays est aujourd’hui un acteur majeur d’ingérence non seulement en France mais aussi dans de nombreux autres pays avec des relais qui sont parfois extrêmement bruyants. Je pense qu’une loi de transparence en matière d’ingérence étrangère comparable au FARA (Foreign Agents Registration Act ou Registre des agents étrangers) des États-Unis serait de nature à nous permettre de recueillir des faits sur lesquels s’appuyer. Il me semble que la simple possibilité de quantifier cette ingérence favoriserait la prise de conscience et peut-être la mobilisation de certains esprits. Il est important, quand des gens s’expriment en particulier sur les chaînes de télévision, de savoir d’où ils parlent et s’ils sont ou non financés directement ou indirectement, par la Chine, le Qatar, le Kremlin ou par un autre État.
S’agissant de l’Inde, effectivement je ne me suis pas focalisé sur l’action de ce pays dans la mesure où mon livre traite de la guerre de 30 ans entre les démocraties et les régimes autoritaires. Il m’apparaît que dans le domaine cybernétique, l’Inde est d’abord l’endroit où l’on trouve beaucoup de gens qui vendent des services – de support informatique de trolling ou de modération – utilisés par les uns et les autres. Peut-être est-ce une faiblesse de ma part mais je n’ai pas identifié, de la part de l’Inde, de velléité agressive à l’égard de nos démocraties occidentales.
Par ailleurs, vous avez mentionné l’échange assez surréaliste de messages entre Thierry Breton et Elon Musk sur Twitter, par lequel notre commissaire européen rappelait à Elon Musk ses obligations au titre des règlements européens et du DSA avant d’inviter les utilisateurs mécontents de Twitter à aller sur Blue Sky. Ce dernier est un réseau auquel on ne peut accéder aujourd’hui que sur invitation et qui se présente comme une sorte de paradis des journalistes et des experts où on ne risque pas d’être trollé ou confrontés à de l’agressivité, de la désinformation ou à des automates dits bots – en tous cas pas de grande ampleur. Il me semble que Thierry Breton aurait pu matérialiser sa déclaration en décidant la création d’un serveur européen, accessible à tous, financé sur fonds publics et qui nous permettrait de mettre les esprits – et tout particulièrement ceux de nos enfants – à l’abri des ingérences étrangères. La plus grande de mes deux filles a 7 ans et la question du téléphone portable commence à se poser ; or sur les écrans des appareils utilisés par les élèves de de CM1 ou de CM2, on voit principalement des contenus TikTok guidés par une volonté manifeste de subvertir les esprits, d’encourager la violence et de fragiliser ces enfants en les exposant à la pornographie ainsi qu’à la propagande. Il y a là un enjeu sanitaire qui précède l’enjeu de souveraineté. »