Instrument SAFE : comment conduire l’Europe de la dépense à l’Europe de la défense ?

Le mardi 27 mai, en commission des affaires européennes, nous avons présenté avec mes collègues François Bonneau et Dominique de Legge, une communication sur SAFE, la proposition phare de la Commission européenne dans le cadre du plan global ReArm EU, visant à renforcer la sécurité et la défense de l’Europe. Ce nouvel instrument vise à fournir 150 milliards d’euros de prêts aux États membres pour des acquisitions communes en matière de défense.

SAFE fait partie d’un plan plus global, le plan ReArm EU, présenté en mars dernier par la présidente Von der Leyen. Au total, ReArm EU doit permettre de mobiliser 800 milliards d’euros pour renforcer les dépenses de défense à l’échelle de l’Union, en activant des flexibilités et en recourant à divers mécanismes financiers.

Cette avalanche annoncée de financements peut-elle renforcer à court terme les capacités de défense de l’Europe ? En quoi ce plan peut-il aider à décloisonner enfin les politiques nationales d’armement ? En somme, cette Europe de la dépense peut-elle conduire à l’Europe de la défense ? 

Le contexte sécuritaire s’est fortement dégradé en Ukraine depuis le début de l’année, avec une intensification de l’économie de guerre russe et surtout, une incertitude croissante s’agissant du soutien des Etats-Unis. C’est dans ce contexte que la Commission européenne a proposé le 6 mars dernier le plan ReArm EU, composé de 5 piliers.

Le premier de ces piliers est une autorisation à s’endetter davantage s’il s’agit de dépenses de défense. La Commission européenne appelle les États membres à activer de façon coordonnée la clause dérogatoire nationale du pacte de stabilité et de croissance. Cette clause permet à un État membre de s’écarter de sa trajectoire budgétaire en cas de circonstances exceptionnelles qui échappent au contrôle de l’État membre et qui ont une incidence majeure sur ses finances publiques. Début mars, la Commission européenne a annoncé que la guerre en Ukraine et la menace qu’elle représente pour la sécurité européenne constituent de telles circonstances exceptionnelles. La clause couvre une période de 4 ans et permet d’augmenter les dépenses de défense jusqu’à 1,5 % du PIB. La Commission estime que cette flexibilisation pourrait permettre de dégager 650 milliards d’euros d’ici 2028.

Encore faut-il préciser que ce montant de 650 milliards d’euros est une estimation, reposant sur l’hypothèse que tous les États membres activent la clause, et ce jusqu’au plafond autorisé, soit 1,5 % du PIB d’ici la fin de la période de quatre ans d’activation de la clause dérogatoire nationale. À ce jour, 16 pays sur 27 ont officiellement demandé l’activation de la clause dérogatoire, dont l’Allemagne, pourtant autrefois gardienne de l’orthodoxie budgétaire. La France quant à elle a d’ores et déjà annoncé qu’elle n’y recourrait pas, ne voulant pas remettre en cause la trajectoire budgétaire qu’elle s’est fixée. Rien ne garantit donc que l’objectif de 650 milliards d’euros annoncé par la Commission européenne soit atteint du fait de l’activation de la clause dérogatoire nationale.

Un deuxième pilier du plan ReArm EU consiste en la possibilité de réorienter les fonds de cohésion vers les efforts de défense. Ces fonds souffrent d’une mauvaise consommation dans le cadre financier actuel et la Commission propose d’autoriser les États membres qui le souhaitent à utiliser les programmes de la politique de cohésion pour augmenter les dépenses en matière de défense. Plusieurs régions ont déjà fait part de leurs inquiétudes face à cette annonce ; elles regrettent que la politique de cohésion soit de plus en plus détournée de ses objectifs structurels d’origine, afin de répondre aux différentes crises conjoncturelles.

Deux autres piliers visent, pour l’un, à mobiliser davantage les capitaux privés en accélérant la mise en place de l’Union de l’épargne et des investissements, et, pour l’autre, à prévoir une participation accrue de la Banque européenne d’investissement (BEI) aux projets de défense. En mai 2024, la BEI avait déjà annoncé un changement dans sa politique traditionnelle consistant à ne pas investir dans les produits militaires. Elle avait en effet assoupli les restrictions sur les investissements à double usage. C’était une première évolution indispensable mais il faut aller plus loin, comme le Conseil européen le réclame depuis plusieurs réunions. Il s’agit désormais d’étendre encore davantage le champ des projets éligibles dans le secteur de la défense et d’augmenter le volume de financements. Il est grand temps que la BEI accompagne réellement le renforcement indispensable de la base industrielle et technologique de défense européenne !

J’en viens maintenant à la proposition SAFE, qui est le dernier pilier du plan ReArm EU et probablement le plus important. Il s’agit là d’un nouvel instrument financier permettant d’accorder 150 milliards d’euros aux États membres pour investir dans des domaines capacitaires stratégiques.

Un mot tout d’abord sur la base légale retenue pour le texte, qui a suscité et suscite encore des tensions entre le Conseil et le Parlement européen. La proposition de règlement repose sur l’article 122 du TFUE, qui permet de prendre des mesures d’urgence à l’égard des États membres, en excluant le Parlement européen du processus. En d’autres termes, seul le Conseil décide. Cet article avait été utilisé pour l’achat commun de vaccins lors de la crise Covid ou pour mettre en œuvre des mesures d’urgence face à la crise énergétique. Le Parlement européen s’était déjà plaint à ces occasions du recours à cette procédure d’urgence. Cette fois-ci, Roberta Metsola, la présidente du Parlement européen, a menacé de déposer un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) une fois le règlement SAFE adopté, pour contester la procédure retenue. Le Parlement européen dispose de deux mois pour le faire. Ce règlement est donc au cœur d’une bataille interinstitutionnelle plus large.

La proposition SAFE peut se résumer en une phrase : il s’agit de fournir des prêts aux États membres pour financer des acquisitions conjointes de produits européens de défense.

S’agissant des prêts tout d’abord, l’originalité du dispositif est que les emprunts sont contractés par la Commission européenne sur les marchés financiers. Cela permet d’offrir aux États membres des conditions de financement avantageuses, en tirant parti de la solidité du crédit de l’Union européenne. Pour de nombreux États membres, il est moins coûteux de se voir prêter par la Commission des fonds qu’elle a levés sur le marché que de les lever eux-mêmes. De fait, SAFE fournit des prêts à longue échéance, d’une durée maximale de 45 ans, avec un délai de grâce de 10 ans pour les remboursements du principal. Néanmoins, soyons clairs, il ne s’agit donc pas d’argent « européen » mais bien de prêts nationaux qui devront à terme être remboursés. L’allocation de l’enveloppe de 150 milliards d’euros aux États membres sera fondée sur la demande ; il n’y aura pas de clé de répartition. Les États membres souhaitant recevoir des prêts devront soumettre à la Commission un plan d’investissement pour l’industrie européenne de défense.

Ces prêts doivent financer des achats conjoints. Il s’agit là d’un autre point capital, qui vise à renforcer l’interopérabilité des forces armées européennes et permettre des économies d’échelle.

Le principe est que deux États membres au moins doivent participer à ces acquisitions. Mais cela peut également inclure une association entre un État membre et l’Ukraine, ou un État membre et un pays de l’Espace économique européen. Ces acquisitions conjointes peuvent aussi inclure les pays en voie d’adhésion, les pays candidats et d’autres pays tiers avec lesquels l’Union a conclu un partenariat de sécurité et de défense. Ainsi le Royaume-Uni, avec qui un accord de partenariat a été signé le 19 mai, pourrait participer à ces acquisitions conjointes ; nous y reviendrons car c’était un élément clé des discussions en vue du Sommet du 19 mai.  

Enfin, ces prêts doivent financer des achats groupés de produits européens. Figure ainsi dans la proposition SAFE une clause de préférence européenne. Vous le savez, c’est un sujet crucial puisqu’aujourd’hui 80 % des investissements des États membres dans le domaine de la défense sont réalisés auprès de fournisseurs extérieurs à l’Union, dont 63 % venant des États-Unis. Face à cet état de dépendance et pour stimuler la base industrielle et technologique de défense européenne, SAFE impose une part minimale de 65 % de composants européens dans les produits achetés. C’est le minimum que nous avions nous-mêmes exigé dans notre proposition de résolution européenne sur EDIP. Sont considérés comme européens les composants provenant des États membres mais aussi d’Ukraine ou de Norvège.

Par ailleurs, pour les produits dits complexes, comme par exemple les chars, les conditions d’éligibilité sont plus strictes : il faut non seulement une part minimale de composants européens mais il faut également que l’entreprise dispose de « l’autorité de conception », c’est-à-dire de la capacité de pouvoir utiliser et modifier l’équipement comme elle le souhaite. Cette disposition doit permettre de s’assurer que des pays tiers ne puissent pas bloquer l’utilisation d’un produit, comme les États-Unis ont été par exemple accusés de le faire sur leur programme de chasseurs F35. On peut regretter que cette clause ne s’applique qu’aux produits dits complexes, mais il s’agit là d’un compromis, certains États membres s’étant opposés au principe même de cette clause. SAFE étant un instrument d’urgence et étant constitué de financements nationaux, ces États considéraient que les règles d’éligibilité ne pouvaient pas être aussi sévères que pour EDIP.

En définitive, quelles ont été les grandes évolutions entre le texte proposé par la Commission et le texte final qui devrait être adopté aujourd’hui ? À l’arrivée, le texte devrait être assez proche de la version initiale. 2 sujets majeurs ont occupé les discussions : les règles d’éligibilité et la participation de pays tiers.

S’agissant des conditions de la clause de préférence européenne, certains États membres, et notamment l’Italie, ont souhaité des critères plus souples, compte tenu du lien historique et de l’imbrication de leurs industries avec des partenaires extérieurs à l’Union, particulièrement américain. A l’inverse, d’autres États étaient partisans de critères encore plus stricts, avec une part plus importante de matériels européens.

Les réalités du paysage industriel actuel, tout comme la volonté de certains États de conserver des liens avec des entreprises non européennes, ont conduit à conserver la règle des 65 % de composants européens. En revanche, des conditions temporaires ont été ajoutées s’agissant des sous-traitants pour prendre en compte les chaines d’approvisionnement existantes, que les industries européennes ne peuvent changer du jour au lendemain.   

La participation des États tiers au programme SAFE a été l’autre sujet majeur des négociations. En parallèle des discussions a été signé le 19 mai un accord de partenariat avec le Royaume-Uni. Cet accord comprend un pacte de défense et de sécurité, condition pour la participation d’un État tiers à SAFE. Encore faut-il préciser deux éléments. D’abord, les prêts SAFE ne sont accordés qu’aux États membres. Le Royaume-Uni ne pourra donc pas bénéficier des prêts ; il pourra simplement participer aux opérations d’acquisitions conjointes. Par ailleurs, l’accès des industriels britanniques au programme reste très encadré puisque qu’un deuxième accord Union européenne-Royaume-Uni devra être préalablement passé pour que ces entreprises soient éligibles.

Au-delà de la question du Royaume-Uni, d’autres pays tiers pourraient vouloir participer au programme, comme la Turquie. Au cours des négociations, Chypre et la Grèce se sont fortement opposés à cette possibilité.

L’accord final sur SAFE devrait préciser que tout accord bilatéral pour la participation à SAFE sera négocié par la Commission et ensuite validé par le Conseil à l’unanimité, rassurant ainsi plusieurs États membres.

J’en viens à la dernière partie de notre communication.

Nous l’avons dit, la proposition SAFE a été discutée dans l’urgence, sans droit d’amendement du Parlement européen. L’urgence doit également s’appliquer s’agissant de la mise en œuvre de cet instrument temporaire, soumis à des délais très courts. Ainsi, à compter de l’adoption du règlement, les États membres disposeront de deux mois pour postuler au programme et déclarer le montant de prêts qu’ils souhaitent solliciter auprès de la Commission européenne. Ensuite, la Commission informera les États membres intéressés de la répartition provisoire des montants des prêts. Dans un troisième temps, dans un délai de six mois, les États membres doivent présenter leur plan d’investissement pour l’industrie européenne de la défense.

En bref, si ce calendrier est respecté, les demandes définitives des États membres devraient donc être présentées en novembre 2025et les premiers financements pourraient être débloqués en fin d’année 2025.

Cette rapidité tranche avec la longueur des discussions sur un autre programme majeur pour l’industrie de défense, le programme EDIP, qui avait été présenté par la Commission en mars 2024 et qui n’est toujours pas adopté.

Dans les dernières semaines, la priorité a été donnée à un accord sur SAFE, ce qui a gelé au Conseil toutes les discussions sur EDIP. Le Parlement européen est en revanche parvenu à un accord le 24 avril dernier sur EDIP. L’objectif est donc désormais de faire avancer ce programme et d’aboutir à un accord lors des trilogues. Andrius Kubilius, le Commissaire européen à la défense, a appelé à un compromis sur EDIP d’ici fin juin. Mais il paraît en réalité très ambitieux d’obtenir une orientation générale au Conseil puis une conclusion des trilogues dans un délai si restreint.  

Où en sont donc les discussions sur EDIP et quelles sont les positions respectives ?

Comme vous le savez, le programme EDIP vise à développer, au-delà des mesures d’urgence, une approche structurelle en faveur du renforcement de l’industrie de défense européenne. Ce programme concerne un ensemble d’outils, dont des soutiens à la production et aux commandes conjointes (avec au minimum trois États concernés). Il disposerait d’une enveloppe de 1,5 milliard d’euros pour une période allant jusqu’au 31 décembre 2027. À la différence de SAFE, il s’agit là d’une enveloppe financée à partir du budget européen et non à partir d’emprunts nationaux.

On retrouve sur EDIP les mêmes sujets de discussions que sur SAFE : jusqu’où doit aller la clause de préférence européenne ?

Au Conseil, un groupe d’États membres, rassemblés autour de la Pologne, des Pays-Bas et de la Suède, est favorable à des critères d’éligibilité très ouverts, permettant le recours à une large sous-traitance non européenne et le financement de chaînes de production sous contrôle de pays tiers.

La vision portée par la France sur la préférence européenne, que nous avons défendue avec force dans la résolution européenne du Sénat sur EDIP, peine ainsi à s’imposer dans les négociations : seul un groupe restreint d’États membres, notamment Chypre et la Grèce, souhaite des critères stricts pour l’éligibilité des entreprises et le contrôle des produits achetés, conformes à ceux du Fonds européen de défense. Puisqu’il s’agit de subventions européennes (et non de financements nationaux), il serait logique d’attendre des règles d’éligibilité plus strictes encore que celles requises pour SAFE.

Dans la résolution européenne sur EDIP que le Sénat a adoptée fin décembre 2024, nous avions indiqué que l’ambition devait être la plus élevée possible, en retenant un taux de composants originaires de l’Union européenne ou de pays associés qui ne saurait être inférieur à celui de 65% retenu dans le règlement EDIRPA. Nous indiquions qu’il fallait, si possible, tendre vers un taux minimal de 80%.  

Le texte adopté par le Parlement européen le 24 avril dernier, dont François-Xavier Bellamy et Raphaël Glucksmann sont rapporteurs, est plus ferme que la proposition de la Commission. Le Parlement européen souhaite qu’EDIP ne finance que les produits dont au moins 70% de la valeur estimée du produit final correspond à des composants issus de l’Union ou de pays associés. De plus, les projets européens de défense d’intérêt commun ne seraient éligibles aux financements que s’ils associent au minimum six États membres ou au moins quatre exposés à un risque élevé de menace militaire conventionnelle. L’Ukraine devrait pouvoir y participer.

Le Parlement européen a également introduit dans le texte la notion d’autorité de conception (« design authority »). Les fonds d’EDIP doivent être réservés au soutien de produits de défense dont l’autorité de conception est installée dans l’Union européenne. Une définition précise est donnée de cette notion : l’autorité de conception s’entend comme « l’entité qui a l’autorité légale et la capacité de décider – sans restriction de la part des pays non associés ou des entités de pays non associés – de la définition, de l’adaptation et de l’évolution de la conception du produit, sur la base de la propriété nécessaire des droits de propriété intellectuelle et de la maîtrise des technologies ».

Par ailleurs, le Parlement européen propose une hausse du budget d’EDIP. Nous avions alerté dans notre résolution européenne sur l’insuffisance du montant dévolu au financement du programme jusqu’à fin 2027. Le texte du Parlement européen propose de passer de 1,5 milliard d’euros à 21,5 milliards. 1,5 milliard proviendrait du budget de l’Union et 20 milliards d’euros supplémentaires seraient issus de contributions des États membres. Le Parlement européen propose d’utiliser une partie des prêts SAFE pour financer ces 20 milliards d’euros. Les modalités pratiques restent à trouver, sachant que les différences de conditions d’éligibilité entre les deux programmes pourraient compliquer ce transfert.

À noter également que le Parlement européen soutient dans EDIP la création d’un instrument de soutien à l’Ukraine (USI) pour assurer la modernisation et l’intégration de l’industrie de défense ukrainienne dans la BITDE. Ce financement européen permettrait d’augmenter les investissements directs dans l’industrie de défense ukrainienne et de faciliter les partenariats entre les acteurs européens et ukrainiens de la défense. Le Parlement propose d’affecter 5 milliards d’euros à cet instrument, à partir des 20 milliards d’euros supplémentaires des contributions des États membres.

Les négociations doivent donc désormais s’engager avec le Conseil. Nous le savons, l’argent est le nerf de la guerre. Et à ce titre, la proposition de la Commission sur le cadre financier pluriannuel post 2027, qu’elle présentera mi-juillet, est donc très attendue. Nous attendons de voir quelle place sera accordée à la défense dans ce CFP. Des premières pistes suggèrent une intégration de la défense dans un Fonds unique de compétitivité, ou encore la levée d’un nouvel emprunt européen pour financer les efforts de sécurité. Nous ne manquerons pas d’en débattre dans les semaines à venir.